Par Philippe Dupuy
Les fans des Rolling Stones connaissent l’histoire par coeur. Au printemps 1971, Mick Jagger, Keith Richards, Charlie Watts, Bill Wyman et Mick Taylor quittent l’Angleterre pour échapper aux impôts. Les exilés fondent sur la Côte d’Azur : Jagger s’installe à Mougins dans un immense domaine à moitié désaffecté, Charlie Watts s’achète une ferme en Arles, Bill Wyman se pose à Grasse où il voisine avec Mick Taylor. Keith Richards, sa femme Anita Pallenberg et leur fils Marlon investissent la Villa Nellcote à Villefranche sur mer. Le groupe y enregistrera son chef d’oeuvre : Exile On Main Street sorti en mai 1972. Un demi siècle après, souvenirs de l’été le plus rock’n’roll qu’ait jamais connu la Côte d’Azur…
Construite en 1899, avec ses grilles dignes de Versailles, sa façade ornée de colonnes ioniques en marbre, ses escaliers monumentaux et ses jardins à la française qui descendent jusqu’à la mer, Nellcote ( abréviation pour « Nella’s Cottage ») est un véritable palais. Louée pour deux ans avec option d’achat, au prix de mille livres sterling par semaine, la villa servira, pendant huit mois, de squatt à toute la tribu gravitant autour des Rolling Stones. Femmes, enfants, musiciens, producteur, managers, roadies, visiteurs célèbres (John Lennon, Paul McCartney, Gram Parsons, Eric Clapton… ), dealers et gamins du village s’y incrustent, campent dans les salons, sur les terrasses, sur les pelouses et s’éclatent au soleil dans une atmosphère de fête dionysiaque ininterrompue comme la Côte d’Azur n’en avait plus connu depuis l’époque héroïque où Scott Fitzgerald, Zelda et Hemingway hantaient le cap d’Antibes. La tribu ne s’en échappe que pour participer à d’autres fêtes, plus folles encore, comme celle donnée le 12 mai à Saint-Tropez pour le mariage de Mick Jagger. A partir du mois de juillet, grâce au studio mobile récemment acquis par les Stones (et à un câble d’alimentation tiré d’une villa voisine, si l’on en croit la légende), le groupe commence à enregistrer à Nellcote le successeur de Sticky Fingers, leur dernier album. La villa est rebaptisée « Café Keith » et ne désemplit plus jusqu’à la fin des séances. Du matin au soir, les échos des guitares électriques suramplifiées traversent la baie de Villefranche. Ceux des frasques de la tribu (cambriolages, bagarres, port d’armes, livraisons de drogue, accidents de voitures…) finissent également par parvenir jusqu’aux oreilles des autorités. Au point d’entraîner à l’automne le départ précipité de toute la troupe vers une nouvelle terre d’exil…
(Photos Dominique Tarlé)
Dans l’intervalle, le groupe aura eu le temps d’enregistrer, dans les caves de Nellcote, ce que les amateurs considèrent comme son chef-d’œuvre : Exile on Main Street, un double album gorgé de soleil et de guitares. Un disque aux sonorités bluesy et country, que l’on croit inspiré des voyages des Stones aux Etats-Unis, alors qu’il fut écrit sur un bout de table immense, encombrée de chandeliers, de bouteilles vides et de cendriers remplis à ras bord ou sur un bord de terrasse surplombant la baie de Villefranche. Si cette histoire fait encore partie, un demi siècle après (l’album est sorti le 12 mai 1972), de la mythologie stonienne, c’est essentiellement à cause des dizaines de photos prises sur place par un jeune photographe français, Dominique Tarlé. Publiées par quelques rares magazines de rock, elles collaient si parfaitement à l’atmosphère du disque qu’elles en sont devenues indissociables et, à leur tour, mythiques. Membre à part entière de la tribu, Tarlé a vécu plusieurs mois à Nellcote , photographiant sans relâche et dans l’indifférence générale tout ce qui s’y passait. Puis, comme emporté lui aussi par le maelström stonien, il avait disparu avec son trésor. Il n’est réapparu qu’en 2001 avec Exile, un luxueux livre de photos qui fait revivre cette étonnante épopée rock’n’rollienne, mi-album de famille, mi-making of, souvenir d’un temps où les demi-dieux du rock étaient encore humains et approchables. Un temps qui ne reviendra plus. Nellcote, par contre, est toujours là, solidement plantée avenue Louise-Bordes, aussi imposante et mystérieuse que la Maison Usher, derrière ses immenses grilles dorées à l’or fin. Le jardin, tiré au cordeau, n’a plus rien de la jungle luxuriante où Keith avait échoué Mandrax, son Riva au moteur explosé et la bâtisse a subi ces dernières années des travaux de rénovations pharaoniques qui l’ont transformé en palazzo itialien. Les quelques fans qui y viennent encore régulièrement en pèlerinage sont tenus à l’écart par un système de surveillance vidéo sophistiqué et se contentent de se prendre en photo devant la grille. Le régisseur, que l’on voit arriver du bout de l’allée à bord d’une voiturette Jaguar si l’on sonne à la porte, est très courtois, mais aussi muet qu’une tombe sur les actuels occupants (Russes) de la maison, propriétaires d’un véritable « monument historique du rock », dont plusieurs ouvrages récents (voir bibliographie) racontent enfin « la véritable histoire ».
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